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Un instrument d’optique à l’histoire floue
Collection de microscopie
Aimez-vous l’ambiance des kermesses et autres fêtes du genre ? Si oui… et si nous étions au beau milieu du XVIIIe siècle, sans doute ne manqueriez-vous pas d’assister aux fantasmagories rendues possibles grâce à la « lanterne magique », apparue une centaine d’années plus tôt… Celle-ci connut de beaux jours jusque peu avant la Seconde Guerre mondiale – soit durant près de trois siècles quand même ! – au cours desquels elle a bien sûr évolué technologiquement, mais aussi en passant des champs de foire et cabinets de curiosités aux auditoires, des frayeurs pour le plaisir à l’éducation populaire et à l’enseignement. Dès la moitié du XIXe siècle, les plaques photographiques sont venues s’ajouter aux diapositives peintes, conférant aux projections une dimension nouvelle et un regain d’intérêt.
Les Archives de l’ULB comptent des milliers de documents de ce type – entre autres des graphiques, cartes et photographies du sociologue Émile Waxweiler, des plaques de botanique, peintes en couleurs par Léon Roup, des photographies par Jean Massart, des photomicrographies par le fabricant français Lévy. Une lanterne magique, également conservée aux Archives et exposée en 2019 à l’occasion du centième anniversaire du prix Nobel décerné à Jules Bordet, fut l’« objet du mois » commenté par Sabine Lenk en décembre de cette année-là.
Mais retournons au milieu du XVIIIe siècle… Un autre instrument d’optique va partager le succès de la lanterne magique. Il fonctionne selon le même principe : projeter des images impressionnantes, en grand, dans un local obscurci. Sauf que, cette fois, les ingénieuses animations de sujets peints font place à du « vrai », du vraiment horrible : mouches, puces et autres poux, vermisseaux en tout genre surgissent de l’ombre, énormes, monstrueux, parfois vivants ! L’épouvante est garantie… en même temps que l’on s’instruit en découvrant le monde méconnu de ces êtres minuscules.
C’est du « microscope solaire » qu’il est question ici.
Son invention date de 1740 environ, c’est sûr ; par contre, sa paternité est très incertaine. Doit-on l’attribuer à Gabriel Farenheit (1686-1736 ; oui, l’inventeur du thermomètre à mercure), à Johann Nathanael Liberkühn (1711-1756 ; connu pour son miroir annulaire concave qui permet un éclairage épiscopique) ou encore à l’opticien réputé John Cuff (c.1708-c.1772) ? Les sources anciennes se contredisent et, aujourd’hui encore, les avis divergent, une certaine confusion règne. Il est vraisemblable que chacun des trois a apporté sa part d’idées dans cette savante composition d’une lanterne magique et d’un microscope, à laquelle s’ajoute un miroir (plan en l’occurrence), lequel peut être considéré comme la clé de voûte du système.
Un animal ou tout objet mesurant 4 ou 5 millimètres est dans ce sens vingt fois plus petit, linéairement, qu’un dessin s’étalant sur une plaque de 8 à 10 centimètres de côté destinée à la lanterne magique ; c’est-à-dire de l’ordre de quatre cents fois plus petit en surface. Pour projeter ces objets différents à des grandeurs comparables et avec une luminosité plus ou moins pareille, il faut concentrer sur le plus petit une intensité lumineuse très supérieure à ce que peut donner la lampe à huile qui équipe une lanterne magique. La solution ? Le soleil, bien sûr ! Oui, mais il y a un hic : le local doit être dans l’obscurité… Alors, on l’installe de telle manière que de l’autre côté de la paroi opposée à la surface faisant office d’écran, il y ait le ciel, idéalement du Midi, sans obstacle, et on ménage, au milieu de ladite paroi, un trou judicieusement calibré. Le microscope solaire va s’adapter à celui-ci tout en l’occultant. Pour que ce soit réalisable, l’instrument se compose de différentes parties. De nombreux opticiens, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Angleterre ou encore en France ont produit cela, toujours selon le même schéma.
Glissé à l’horizontale dans le trou, le microscope doit être fermement fixé à la paroi, dépassant de part et d’autre de celle-ci. Du côté extérieur, un miroir orientable généreusement dimensionné réfléchit la lumière du soleil vers le système optique qui se trouve, lui, à l’intérieur, d’où la position du miroir peut être ajustée. Dans un premier temps, ceci s’est fait à l’aide de tiges, comme le montre l’illustration parue en 1768 dans la « Troisième Cinquantaine des Amusemens Microscopiques » de Martin Frobenius Ledermüller [fig. 1] ; ultérieurement, par des engrenages d’un emploi plus commode, comme c’est le cas de l’instrument présenté plus loin [fig. 2]. Les rayons captés passent par deux lentilles convergentes, lesquelles sont montées dans un tube télescopique de façon à permettre un réglage de leur écartement. Au-delà se trouve le microscope à proprement parler : un dispositif destiné à recevoir la préparation et l’objectif interchangeable.
Fig. 1.
Fig. 2.
Le microscope solaire présenté ici a sans doute été fabriqué à la fin du XVIIIe siècle ou au tout début du XIXe siècle, par Charles Lincoln (1744-1807). Celui-ci est identifié grâce à une fine gravure sur la section étroite du tube télescopique : « Lincoln » en italiques et, en-dessous, « London » en romanes, type Times. Les matériaux utilisés sont le laiton, le fer, le verre et le bois.
Fig. 3.
Démonté en ses trois parties principales, l’instrument se range dans un coffret en bois vernis de 26 cm x 18 cm x 9,5 cm dont la serrure ne fonctionne plus et la clé manque [fig. 3]. Il a manifestement été réaménagé : réparé tant bien que mal au temps jadis dans le but de pouvoir encore servir ou « restauré » récemment par un collectionneur ou un antiquaire, sans respect de la conception originale ? Pour un motif expliqué plus loin, je crois davantage à la seconde hypothèse. Une analyse de la colle ou des colles pourrait fournir une réponse. Accessoirement se trouvent dans le coffret quelques préparations, alignées sur deux barrettes d’ivoire comme on les concevait à l’époque et une barrette en bois, sans doute un peu plus récente.
La partie la plus imposante de l’instrument est constituée du miroir et de son support articulé, plus ou moins carré, de 12 cm de côté. À chacun des quatre coins, un trou est prévu pour fixer l’ensemble à une paroi. Les vis nécessaires, généralement jointes, manquent ici.
La deuxième partie en taille (et selon le sens des rayons lumineux…) est le condenseur : un tube télescopique en deux sections, de 4,5 cm de diamètre extérieur, long de 11,5 cm et extensible de 6 cm supplémentaires. Son extrémité large, qui se visse sur la plaque porte-miroir, est munie d'une lentille de 3,5 cm de diamètre (dist. focale +20 cm environ) ; à l'autre bout se trouve une lentille de 1,5 cm de diamètre (dist. focale +13 cm environ).
La troisième partie, la plus petite mais non la moins importante, se visse sur la précédente. C’est en fait un microscope simple du type screw-barrel. On doit ce concept à Nicolas Hartsoeker (1656-1725), qui le décrit en 1694 dans son « Essay de dioptrique ». L’idée fut ensuite améliorée par James Wilson (1665-1730), dont on retiendra le nom pour désigner cet instrument de poche typique, cylindrique et muni d’un petit manche, comme celui qui appartient à la collection de microscopes anciens de l’ULB [fig. 4] ou celui qui apparaît parmi les illustrations de The microscope made easy du naturaliste britannique Henry Baker (1698-1774) en 1743 [fig. 5]. Utiliser un petit Wilson pour achever un microscope solaire fut une formule assez commune…
Fig. 4.
Fig. 5.
Notre instrument est équipé d’un objectif de +3,5 cm de distance focale environ. Je pense qu’il doit s’agir d'une lentille simple. (Le doublet achromatique a été inventé vers 1750, mais semble n'avoir été appliqué à la microscopie qu'après 1820. Par la suite, les microscopes solaires en ont été équipés, notamment par Charles Chevalier (1804-1859).) La monture a été forcée ; il en résulte un léger décentrement. Le système est toutefois fonctionnel. Avec le seul objectif disponible, on obtient, à trois mètres, un agrandissement de 100x.
L’ensemble est de toute évidence incomplet. Dans le coffret d’un microscope solaire, on doit, en principe, trouver plusieurs objectifs interchangeables, afin de pouvoir adapter la projection à des situations diverses. Disposer d’un seul objectif serait trop limitatif. Or c’est le cas de l’instrument qui nous occupe. Sur la couronne entourant sa lentille, un petit point est creusé dans le métal. J’imagine facilement d’autres objectifs de distances focales différentes, marqués de deux, trois, quatre points… pour les identifier. Par ailleurs, dans ce coffret-ci, une partie de l’espace n’est pas exploitée, mais au contraire condamnée. Ceci me paraît d’autant plus bizarre qu’il y aurait moyen de caser là une série d’objectifs. À ma connaissance, pareil gaspillage de place n’était pas l’habitude au XVIIIe siècle… Manque-t-il autre chose ? Un petit compartiment spécialement aménagé dans le coffret mais vide le fait supposer.
Enfin, une particularité échappe à l’entendement : la partie Wilson est finement ouvragée, comme le sont traditionnellement les microscopes de ce type ; les couronnes moletées pour faciliter vissage et dévissage (entre autres pour effectuer la mise au point en déplaçant le porte-préparation par rapport à l’objectif) lui confèrent une discrète élégance [fig. 6] Mais, étonnamment, rien n’est prévu pour attacher un petit manche facilitant l’utilisation. Admettons que l’ensemble se veuille un microscope de projection, sans plus... Dans cette configuration, on constate qu’une des jolies couronnes est dissimulée dans un tube reliant le porte-préparation au condenseur. Son moletage ne se justifie donc ni esthétiquement, ni pratiquement. Surtout, l’ergonomie des parties assemblées s’avère médiocre ; leur association paraît aberrante. Alors que penser ? S’agirait-il d’un réarrangement hétéroclite ? Peut-être ! Mais cela constitue malgré tout un bel exemple de microscope solaire et les fins pas de vis qui s’ajustent plutôt bien autorisent à croire que les composants ont été fabriqués l’un pour l’autre, même si c’est de façon paradoxale.
Fig. 6.
Toutes proportions gardées, vu leur vocation, les microscopes solaires furent largement produits et, en dépit de leurs parcours à n’en pas douter mouvementés, il en existe encore aujourd’hui. Ces témoins d’une facette du passé souvent ignorée ne sont certes pas monnaie courante, mais pas non plus d’une rareté exceptionnelle. La collection de microscopes anciens de l’ULB en compte plusieurs, dont un fabriqué par Soleil (cela ne s’invente pas), à Paris. Celui qui est présenté ici en marge non seulement suscite la réflexion en raison de certains aspects a priori incompréhensibles, mais revêt aussi un charme particulier, par les incertitudes et une forme de mystère qui l’enveloppe.
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Pierre Devahif
Responsable de la collection de microscopie