-
Partager cette page
Quelques fantômes
Expérimentarium de physique de l'ULB
L’Expérimentarium de physique de l’ULB possède dans ses collections quelques tubes ou ampoules qui doivent paraître bien énigmatiques aux visiteurs non avertis. Sont-ce des œuvres d’art ? En quelque sorte… Il s’agit en tous cas d’un bel exemple de travail de ces souffleurs de verre qui sont devenus trop rares aujourd’hui. Ces mêmes ampoules prennent souvent la poussière sur les étagères des classes de physique dans les écoles secondaires. En effet, depuis quelque temps déjà, leur usage est interdit aussi longtemps qu’on les alimente en haute tension à l’aide d’une bobine de Rhumkorff.
Voici toute l’histoire.
Tout le XIXe siècle vit le développement proprement fulgurant de l’électricité et de l’électromagnétisme. À peine Œrsted eut-il remarqué l’influence des courants électriques sur les effets magnétiques que les inventions techniques les plus diverses jaillissaient partout. Le moteur électrique, la génératrice, le télégraphe et bien d’autres applications apparurent endéans quelques mois seulement après la découverte du danois. Alors qu’Edison fabriquait la première lampe à incandescence, d’autres s’amusaient à tester la conductivité des gaz, y projetant de splendides étincelles colorées.
Avec le progrès des pompes à air, des artisans souffleurs de verre réalisèrent, sur commande, des ampoules munies d’électrodes et dont la plus grande partie de l’air avait été extrait. Le téton de verre qui les caractérise est bien entendu le témoin de la connexion à la pompe qu’on a ensuite scellée par le verre fondu. En appliquant une forte tension, typiquement 10 kV et plus, entre les électrodes séparées par le vide, la décharge électrique produit force de fluorescences étrangement … fantomatiques. Les impacts de cette décharge sur le verre lui-même ou sur des matériaux interposés démontraient par ailleurs des trajectoires bien rectilignes. Ces étranges « lampes » produisaient une lumière, un rayonnement qualifié jadis de cathodique, puisqu’il était originaire de la cathode. Vers 1875, William Crookes, un physicien-chimiste londonien déjà célèbre pour la découverte du protactinium et du thallium, en fit son sujet d’étude principal. Les tubes désormais baptisés « tubes à décharge de Crookes » allaient bientôt servir de scalpel pour inspecter le cœur des atomes.
Il apparut rapidement que le rayonnement cathodique pouvait être dévié à l’aide d’un champ électrique ou d’un champ magnétique, ce qui indiquait plutôt un faisceau de particules chargées négativement qu’une prétendue lumière. La nature de la cathode étant apparemment sans objet, les particules en question devaient être communes à tous les atomes. Il s’agissait donc d’un jet d’électrons arrachés aux atomes de l’électrode et bientôt identifié comme tel par Thomson. En une dizaine de cm seulement, la vitesse atteinte par les électrons était proche de celle de la lumière, ce qui est colossal ! Les tubes de Crookes constituaient les premiers accélérateurs de particules… Des accélérateurs qui tiennent aisément sur une table de salon.
En déviant le faisceau d’électrons, on pouvait tout aussi bien l’utiliser comme un pinceau de façon à contrôler les points qu’il frappe sur un écran et former ainsi une image. Les premiers téléviseurs…cathodiques ne tarderont pas à apparaître sur ce modèle.
Comme la plupart des physiciens de la fin du XIXe siècle, l’allemand Wilhelm Conrad Röntgen jouait lui aussi avec les tubes de Crookes. Il eut la surprise de voir qu’une plaque photographique posée au voisinage d’un tube en fonctionnement laissait apparaître une image. À l’évidence, les tubes émettaient également un rayonnement particulièrement pénétrant qui faisait fi des obstacles habituellement opaques à la lumière. La célèbre photographie reproduite ci-dessous montre la main de la femme de Röntgen portant une bague et exposée à ce rayonnement provenant d’un tube de Crookes. Le rayonnement correspondant fut nommé « X » car encore inconnu. Röntgen devint rapidement très célèbre notamment par l’intérêt médical évident de sa découverte. Il obtint le tout premier prix Nobel de physique en 1901.
L’émission de rayons X par ces tubes est exactement la raison pour laquelle l’usage en est aujourd’hui interdit dans les écoles.
De façon plutôt amusante, William Crookes, qui a été toute sa vie un brillant scientifique, excellent orateur et conférencier et membre de la Royal Society, semblait croire aux fantômes, aux esprits et aux mystifications des charlatans… Il passa les dernières années de sa vie à s’occuper de spiritisme et de sciences occultes. Il faisait partie de la Theosophical Society et du Ghost club !
Philippe Léonard
Directeur de l'Expérimentarium de physique de l'ULB