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Les Trois Moires : entre légende, science et culture
Musée des plantes médicinales et de la pharmacie
Fig. 1. Reproduction de la tapisserie « Les Trois Parques ». Musée des plantes médicinales et de la pharmacie, ULB – Cl. T. Puttemans
Cette illustration (fig. 1), Les Trois Parques, et ce qu’elle représente ne vous disent probablement rien, alors que quiconque se rappellera du long-métrage d’animation de Disney intitulé Hercules se souviendra aussi des trois vieilles « sorcières » vêtues de noir et se partageant un œil (fig. 2).
Présentées comme les Moires, vivant dans le monde des Enfers en compagnie d’Hadès, elles sont les divinités du destin des Hommes et des Dieux, capables de prédire l’avenir et de décider du sort de chacun. Elles tiennent un mystérieux fil symbolisant le cours de la vie des individus.
Ce dessin animé, cher au cœur de toute une génération, a cependant collé une étiquette riche en amalgames sur ces divinités ; il convient de la corriger.
Fig. 2. « Les trois Parques », extrait de Hercules, Studios Disney, 1997 (http://boxingpenguins.overblog.com ; consulté en octobre 2024).
Fig. 3. Johann Gottfried Schadow, Les trois Moires, bas-relief surplombant le tombeau du Comte Alexander von der Mark, c. 1790, Alte Nationalgalerie, Berlin (artsandculture.google.com ; consulté en octobre 2024).
Fig. 4. Karl Ehrehberg, La triade des Nornes au puits d’Urd, 1901, dans M. Foster, Asgard stories: Tales from Norse mythology (fr.wikipedia.org/ ; consulté en octobre 2024).
Qui sont donc les Moires ?
Dans de nombreuses sources, on peut lire « Atropos, l’une des trois Parques » [1]. Corrigeons cette petite confusion. Les Moires (fig. 3) sont les divinités du destin de la mythologie grecque. Leur origine varie selon les époques et les régions, tantôt une seule divinité (Moira), tantôt trois sœurs [2] : Atropos l’aînée, Lachésis la cadette et Clotho la benjamine. Les Parques, homologues des Moires grecques, appartiennent, elles, à la mythologie romaine, où elles se nomment Morta, Decima et Nona [3].
Il existe également des divinités similaires dans la mythologie nordique – « Nornes » [4] (fig. 4) – et lithuanienne – « Deivés Valdytojos ».
Omniprésentes dans la mythologie grecque, ces divinités président au déroulement de la vie de chacun et sont représentées comme un trio de tisserandes, les fils symbolisant la vie des individus [5, 6] (fig. 5).
Fig. 5. A. Rothaug, Die drei Parzen, c. 1910, coll. Jack Kilgore (commons.wikimedia.org/ ; consulté en octobre 2024).
Tout d’abord, Clotho (fig. 5 à g.), dont le nom signifie en grec ancien « filer » ou « nouer ». La plus jeune des trois Moires, appelée Nona dans la mythologie romaine, est « la Fileuse » ; elle choisit le moment de la naissance de l’individu et tisse le fil de sa vie à l’aide d’une quenouille. Avec ses sœurs et le dieu Hermès, on lui attribue la création de l’alphabet [7] (fig. 5, au centre).
Ensuite, Lachésis – « sort » ou « destinée » en grec ancien – est considérée comme la cadette des trois Moires ; son homologue romaine est Decima. Appelée « la Fatidique », elle déroule le fil de la vie tissé par Clotho et le mesure (fig. 5 à dr.) ; elle décide ainsi des évènements et de la durée de vie de chaque être vivant.
Enfin, Atropos – « qui ne tourne plus », « immuable », « indétournable » en grec ancien – est l’aînée des trois sœurs et est appelée « Morta » par les Romains. Qualifiée d’« l’Inflexible », elle choisit la forme et le moment de la mort de l’individu, dont elle coupera le fil le moment venu [8] (fig. 5 au centre).
Le terme « moire » provient du grec « moira », « la part » qui revient à chacun à la naissance. Les Moires sont chargées de veiller à l’équilibre universel, tant du monde des hommes que de celui des dieux. Leur rôle comme leur origine restent cependant nébuleux. Selon les récits, elles sont tantôt filles de Gaïa (la Terre) et Ouranos (le Ciel), tantôt filles de Nyx (la Nuit) ou encore de Zeus et de Thémis. Cette place variable et marginales dans le panthéon montre la dimension nécessaire et inévitable de leur pouvoir : les dieux eux-mêmes n’ont pas de prise sur leurs décisions.
Les Moires personnifient en réalité des forces élémentaires qui régulent et assurent un équilibre au sein de la communauté humaine : elles sont les gardiennes du cycle des générations, de la naissance et de la mort [9].
Et le Musée des plantes médicinales et de la pharmacie dans tout cela ?
Présentes dans de nombreuses mythologies, les Moires sont représentées à de multiples reprises en art, qu’il s’agisse de sculpture, de peinture, d’estampes, de dessins animés, de séries télévisées, etc. (fig. 6, a à e).
Au Musée des plantes médicinales et de la pharmacie de l’ULB est exposée une reproduction d’une tapisserie flamande conservée au Victoria & Albert Museum de Londres intitulée le Triomphe de la mort ou Les Trois Parques (fig. 7).
Cette tapisserie représente, de droite à gauche, Clotho, Lachésis et Atropos, chacune filant, mesurant et coupant le fil sur le corps déchu de la Chasteté. Il s’agit d’un détail d’une tapisserie inspirée du poème Les Triomphes de Pétrarque (Italie, XIVe s.). Filée en laine et en soie, elle aurait été fabriquée au début du XVIe siècle, vraisemblablement à Bruxelles [10].
Fig. 6. a. Johann Heinrich von Dannecker, Les Trois Parques (modèle pour pendule), c. 1794, Musée du Louvre (collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010472482) ; b. Paul Thumann, The Three Fates, XIXe s. (commons.wikimedia.org/) ; c. G. Romano & G. Ghisi, The Three fates, c. 1559, Metropolitan Museum of Art, New York (fr.wikipedia.org/).
Ci-contre et ci-dessus :
Fig. 6. d. Alfred Agache, Die Nornen, c. 1885, Musée des Beaux-arts, Lille (fr.wikipedia.org/) ; e. Kaos’ three fates, Netflix, 2024 (denofgeek.com/) (consultés en octobre 2024).
Fig. 7. Anonyme, Les Trois Parques ou Triomphe de la Mort, XVIe s., tapisserie, Victoria & Albert Museum, Londres (collections.vam.ac.uk/ ; consulté en octobre 2024).
Pourquoi ce tableau est-il représenté au Musée ?
Simplement parce que les Moires ont également inspiré des scientifiques, notamment dans la désignation de plantes, d’animaux et même d’une protéine !
En effet, Clotho a été choisi pour désigner une protéine impliquée dans le processus de vieillissement, dont le gène codant chez l’humain est situé sur le chromosome 13. Deux études réalisées sur des souris [11, 12] ont montré qu’un défaut d’expression du gène est associé à des symptômes du vieillissement ainsi qu’à l’apparition de pathologies ; à l’inverse, une surexpression du gène est associée à une prolongation de la durée de vie. L’utilisation de cette protéine comme agent thérapeutique est actuellement à l’étude [13].
Fig. 8. a. Lachesis muta L. ou « Crotale muet » ou « Maître de la brousse » (fr.wikipedia.org) ; b. Granules homéopathiques de Lachesis mutus 9 ch globules, Boiron® (viata.be) (consultés en octobre 2024).
En zoologie, Lachésis a été attribué à un genre de serpents de la famille des Viperidae, aussi appelés communément « crotales », présents en Amérique centrale et du Sud [14, 15] (fig. 8a). Ces serpents venimeux sont en effet si dangereux qu’ils tiennent notre destin en main, à l’instar de Lachésis. Plus précisément, si le venin de Lachesis muta L. – ou « crotale muet » – est nécrotique et hémorragique [16], fortement dilué, il est utilisé en homéopathie [17] (fig. 8b).
Fig. 9. a. Fleur d’Atropa belladona L. ; b. Fruit d’Atropa belladona L. (commons.wikimedia.org/ ; consulté en octobre 2024).
Enfin, en botanique, Atropos qualifie notamment la belladone, une plante toxique de la famille des Solanaceae [18] (fig. 9). Malgré son joli nom, Atropa belladona L. peut provoquer la mort ; manger ses fruits est donc défendu ! Il vaut dès lors mieux pouvoir la reconnaître... Cependant, puisque « seule la dose fait le poison », les alcaloïdes présents dans la belladone sont encore utilisés pour produire de nombreux médicaments, dont certains que vous connaissez sans doute, comme le Buscopan®, les gouttes de collyre d’atropine que l’ophtalmologue instille dans vos yeux afin de dilater la pupille avant de vous examiner ou encore les aérosols utilisés dans les cas d’asthme, comme l’Atrovent® (fig. 10, a à d). La belladone est également utilisée en homéopathie [19] sans risque de toxicité, grâce à une importante dilution de la plante dans l’eau.
Fig. 10. a. Boîte de Buscopan® 10 mg en comprimés (ColisPharma.be) ; b. Atrovent® en aérosol doseur (Accessdoctor.co.uk) ; c. Atropine 1%® en collyre (Pharmastassen.be) ; d. Granules homéopathiques de Belladonna 30k Boiron® (Farmaline.be) (consultés en octobre 2024).
Mais finalement, quel est le lien entre les sorcières et les Moires ?
Nous conclurons cet article en vous disant que les Moires ne sont pas des sorcières. En effet, le dessin animé Hercules nous induit en erreur de deux manières : en confondant deux mythologies – certes fort proches – et deux groupes de divinités : les Moires et les Grées – lesquelles se partagent bien un œil [20] ! (fig. 11) – et en les représentant selon le cliché des sorcières : de vieilles femmes affublées d’un nez crochu et vêtues de noir.
Notons néanmoins que, comme d’autres plantes de la famille des Solanaceae telles que le datura, la mandragore ou la jusquiame, la belladone est bien connue pour avoir été utilisée par les sorcières [21, 22] (fig. 12) !
Affaire à suivre …
Fig. 11. Edward Burnes-Jones, Perseus and the Graiae, 1892, Staatsgalerie, Stuttgart (fr.wikipedia.org ; consulté en octobre 2024).
Fig. 12. Anonyme, Représentation classique de la sorcière sur son balai (pixabay.com ; consulté en octobre 2024).
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Tamara Puttemans (avec S. Di Giglio)
Musée des plantes médicinales et de la pharmacie
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[1] Cette confusion se trouve notamment dans les différentes traductions de l’Iliade et l’Odyssée d’Homère ou dans Commelin (1960), Palpant (2003) ou Bailly (2001).
[2] Selon l’Encyclopaedia Universalis [en ligne, 2024], l’utilisation de la forme plurielle, Moires, serait posthomérique.
[3] Larousse [en ligne, 2024].
[4] Bek-Pedersen, 2011.
[5] Commelin, 1960.
[6] Baldwin, 1895.
[7] Hygin.
[8] Bailly, 2001.
[9] Pirenne-Delforge & Pironti, 2011.
[10] Victoria and Albert Museum [en ligne, 2024].
[11] Makoto Kuro-o et al., 1997.
[12] Kurosu, Yamamoto, Clark, Pastor et al., 2005.
[13] Mencke & Olson, 2021.
[14] Animal Diversity Web, 2024.
[15] The Reptile Database, 2020.
[16] Cañas et al., 2023.
[17] ANSM, 2020.
[18] Couplan, 2012.
[19] Quemoun, 2013, p. 496.
[20] Apollodore, 1991.
[21] Frey, 2021.
[22] Bilimoff, 2014, p. 110-121.
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Sources
Bibliographie
- Apollodore, La Bibliothèque, traduite, annotée et commentée, Livre II, 4, 1-2, (p. 58-59) monographie, 1991. Collection de l’Institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité, Institut Félix Gaffiot, Université de Franche-Comté. Consulté sur le site Persée en octobre 2024.
URL: https://www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_1991_edc_443_1?q=apollodore#ista_0000-0000_1991_edc_443_1_T1_0053_0000
- Bailly, A. 2001. Abrégé du dictionnaire grec français, Paris, Hachette.
- Baldwin, J. 1895. Old Greek stories. The story of Atalanta, II. The brand on the hearth, Amercian Book Company, New-York, Cincinnati, Chicago (heritage-history.com ; consulté en octobre 2024).
- Bek-Pedersen, K. 2011. Norns in Old Norse Mythology, Edimbourg, Dunedin Academic Press (books.google.be ; consulté en octobre 2024).
- Bilimoff, M. 2014. Plantes magiques, secrets de grimoires anciens. 3. Les plantes des sorcières, Paris, Albin Michel.
- Cañas, A. & al. 2023. “The colombian bushmasters Lachesis acrochorda (Garcia, 1896) and Lachesis muta (Linnaeus, 1776): Snake species, venoms, envenomation, and its managements”, Toxicon, 230 (doi.org/10.1016/j.toxicon.2023.107152 ; consulté en octobre 2024).
- Commelin, P., 1960. Mythologie grecque et romaine, illustrée de nombreuses reproductions, Paris, Garnier Frères (classiques.uqac.ca ; consulté en octobre 2024).
- Couplan, F. 2012. Les plantes et leurs noms. Histoires insolites, Quae.
- Frey, P. 2021. Plantes de sorcières : Histoire d’hier et d’aujourd’hui. Thèse pour le Diplôme d’Etat de docteur en Pharmacie, Faculté de Pharmacie, Université de Lille (pepite-depot.univ-lille.fr; consulté en octobre 2024).
- Homère, L’Iliade et L’Odyssée (trad. Leconte de Lisle, 1866) (fr.wikisource.org ; consulté en octobre 2024).
- Hygin, Fables, CCLXXVII, 1-2, C.U.F. (trad. J.-Y. Boriaud), Les Belles Lettres (www.laviedesclassiques.fr ; consulté en octobre 2024).
- Kuro-o, M., Matsumura, Y., Aizawa, H. et al. 1997. « Mutation of the mouse klotho gene leads to a syndrome resembling ageing”, Nature 390, p. 45–51 (doi.org/10.1038/36285 ; consulté en octobre 2024).
- Kurosu, H., M. Yamamoto, J. D. Clark, J. V. Pastor & al. 2005. “Suppression of Aging in Mice by the Hormone Klotho”, Science, 309 (5742), p. 1829–1833 (science.org/doi/10.1126/science.1112766 ; consulté en octobre 2024).
- Mencke, R. & H. Olson. 2021. “Klotho – open questions, controversies, and future perspectives”, Fibrobalst growth factor, p. 319-342 (doi.org/10.1016/B978-0-12-818036-5.00016-1 ; consulté en octobre 2024).
- Pirenne-Delforge, V. & G. Pironti. 2011. « Les Moires, entre la naissance et la mort : de la représentation au culte », dans Étude de Lettres (3-4) : Des Fatas aux fées. Autour des Moires et des Parques, p. 93-114 (journals.openedition.org/edl/143 ; consulté en octobre 2024)
- Quemoun, A.-C. 2013. Ma bible de l’Homéopathie, Paris, Leduc (ia804504.us.archive.org ; consulté en octobre 2024).
- Vanhaelen, M. & R. Vanhaelen-Fastré, Plantes d’autrefois, médicaments d’aujourd’hui, Des médicaments dans le chaudron des sorcières, Bruxelles, Musée des plantes médicinales et de la pharmacie.
Sitographie (ensemble des sites consultés en octobre 2024)
- Agence Nationale pour la Sécurité du Médicament et des produits de santé : Préparations homéopathiques, Lachesis mutus PPH/Lachésis muet PPH (2012), 2020
URL: https://ansm.sante.fr/uploads/2020/10/22/lachesis-mutus-lachesis-muet-pph.pdf
- Animal Diversity Web, Lachesis, University of Michigan, Museum of Zoology, 2020
URL: http://animaldiversity.org/accounts/Lachesis/classification/
- D23, The official Disney fan club, List of Disney films, 1997: Hercules – URL https://d23.com/list-of-disney-films/
- Den Of Geeks: L. Mellor, Kaos cast: Meet the actors and their greek myth characters, The fates, 29/08/2024
URL: https://www.denofgeek.com/tv/kaos-cast-meet-the-actors-and-their-greek-myth characters/
- Encyclopaedia Universalis. Moires
URL https://www.universalis.fr/encyclopedie/moires/
- Larousse : Encyclopédie, Les Parques (en latin Parcae)
URL https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/les_Parques/182785
- Netflix : Kaos, 2024
URL : https://www.netflix.com/
- Perseus : Collection texts, Greek and Roman materials, Hesiod, Theogony, Fates, lines 207-239. Trad. angl. H. G. Evelyn-White, 1914
URL http://www.perseus.tufts.edu/
- Personnages Disney : Les Moires - URL http://personnages-disney.com/Page%20Moires.html
- The Reptile Database: Lachesis muta (LINNAEUS, 1776), Peter Uetz, Jakob Hallermann, Zoological Museum Hamburg, 2024
URL: http://reptile-database.reptarium.cz
- Thesaurus : atropos
URL: https://thesaurus.altervista.org/dict/fr/atropos
- Victoria and Albert Museum : Collections, The Three Fates
URL: https://collections.vam.ac.uk/item/O72702/the-three-fates-tapestry-unknown/