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Un buste vandalisé, pour quoi faire ?
CReA-Patrimoine
Illustration : PANORAMA/ULB
Une fois n’est pas coutume, nous présentons cette année un objet qui échappe à nos missions fondamentales. Alors que, dans nos métiers, nous cherchons à valoriser, conserver, restaurer, patrimonialiser, le buste en marbre d’aujourd’hui est un objet déclassé, sale, abimé, vandalisé que, consciemment, nous avons choisi de ne pas restaurer. Comment ça ?
L’œuvre fait partie de l’important patrimoine sculpté de l’Université libre de Bruxelles. Avant la photographie, le buste sculpté est la typologie à succès du portrait bourgeois au XIXe siècle. À partir de 1850, les moyens mécaniques permettent de pousser la ressemblance jusqu’au mimétisme et les matériaux historiques de prestige, comme le marbre de Carrare, donnent par métonymie la noblesse au sujet. Dans un siècle marqué par la naissance de la démocratie et de l’individualisme bourgeois, pour reprendre l’expression de l’historien Maurice Aghulon, l’effigie sculptée est autant un portrait individuel que social. Elle inscrit l’individu dans sa fonction et, par l’intermédiaire de celle-ci, célèbre une réussite professionnelle ou sociale, d’où l’expression parfois utilisée de portrait honorifique. Pour l’essentiel, les bustes conservés à l’ULB honorent les Recteurs, Présidents du CA, grands scientifiques ou Professeurs, pour la qualité de leur carrière académique. Avec l’essor de la photographie, puis à l’extrême fin du XIXe siècle, ce type de production tombera progressivement en désuétude, pour être presque abandonné au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Grâce au Service des Archives de l’ULB, ce buste a pu être sauvé dans les années 2000, lors de travaux de réaménagement du bâtiment A de l’ULB. En novembre 2019, il a été confié au CReA-Patrimoine pour étude, restauration et conservation. À ce stade de l’enquête, l’identité de l’artiste et, surtout, de la personne représentée ne sont pas encore documentées, car une question de fond se posait d’emblée : faut-il restaurer ce buste ?
La réponse pourrait sembler aller de soi. Or la dégradation qu’a subie l’objet n’est pas n’importe laquelle… Elle « date » de mai 68 et est sans doute le fait d’étudiants-manifestants qui s’en prirent aux ors académiques et autres effigies du pouvoir. Il est peu probable que ces étudiants se soient intéressés à l’identité du sujet et il n’est pas à exclure qu’ils l’aient même ignorée. Probablement était-ce le symbole qui était visé, comme un père à abattre derrière le visage sévère et désuet de cet homme d’âge mur, bien habillé, portant médaille au plastron.
Aujourd’hui, ce même homme porte une balafre, une langue tirée, une inscription MIMO sur le front, corrigée en MITO (!). L’œuvre est sale. Elle présente des coulures qui, après analyse, pourraient révéler un taux élevé de houblon… Son nez a été cassé (peut-être lors d’une mise à terre symbolique) et, on ne sait par qui, « restauré » rapidement au plâtre. Il n’est pas à exclure que cette « restauration » ait été entreprise par les auteurs de la dégradation et fasse elle-même partie de l’acte de vandalisme, comme pour ridiculiser le personnage grâce à cet appendice digne de Cyrano…
Alors, restaurer ou pas ? Faut-il par ailleurs dé-restaurer la restauration au plâtre et, si le nez manque, donner à voir le buste dans un état incomplet ? Une position de prudence nous est d’abord rappelée par les principes mêmes de la restauration. Alors qu’il n’y a aucune urgence à exposer cette œuvre, pourquoi y aurait-il urgence à la restaurer, sachant que nous pourrons le faire dans 2, 10 ou 50 ans ? Mais, surtout, l’acte de vandalisme dont l’œuvre porte les stigmates n’est pas banal ou anodin. Il témoigne d’un iconoclasme historique dont les valeurs sont intimement liées à celles de notre Université. L’ULB a été fortement marquée par les événements de mai 68. Elle y a trouvé des échos à ses valeurs et à son engagement ; à la suite du mouvement, ses nouveaux principes de gouvernance, qui nous conduisent encore aujourd’hui, ont d’ailleurs largement intégré les revendications étudiantes. Par cela, ce buste sculpté est probablement un patrimoine unique, rare témoin matériel universitaire (autre que les photographies, reportages et films) des événements de mai 68 en Belgique. Dernière piste enfin, qui devrait être étudiée, une restauration virtuelle sur le modèle 3D qui, à défaut, permettrait au moins de proposer une lecture numérique satisfaisante de l’œuvre.
Après réflexion, l’option retenue a été de ne pas restaurer l’œuvre, mais de procéder à l’acquisition d’un modèle 3D de haute qualité, réalisé par la plateforme PANORAMA, mis en ligne sur son site internet (https://sketchfab.com/3d-models/statue-mai-68-degradee-b7e4d19450ed4145bb3638984ab5c564 ).
L’œuvre, elle, reste à l’abri dans les réserves du CReA-Patrimoine, sans pourtant tomber dans l’oubli : grâce au modèle 3D, une valorisation est désormais possible. Elle permet à la fois de présenter la richesse du patrimoine sculpté de l’ULB, sa diversité, ses usages, ses codes, ses typologies, mais aussi de mettre en avant l’histoire même de l’Université. Elle pose aussi une question patrimoniale et mémorielle complexe dont on voit l’actualité aujourd’hui, dans le contexte du vandalisme des sculptures publiques évoquant le passé colonial belge. Est-il nécessaire de vandaliser les œuvres pour faire œuvre de mémoire ? Existe-t-il d’autres options pour comprendre et mettre en perspective le passé ? Si les œuvres sont vandalisées, que faire ? Il y a fort à parier que les autorités publiques ne pourront laisser en l’état les pièces monumentales dégradées. Qu’elles soient laissées sur leur socle ou déboulonnées, elles seront vraisemblablement restaurées, ce qui pourrait engendrer, si la restauration est mal documentée, la perte de l’acte de vandalisme et de ce qu’il porte en termes historique, politique et social.
En choisissant de valoriser virtuellement une dégradation historique, sans restaurer l’œuvre mais en la conservant dans de bonnes conditions, nous voudrions montrer que les protocoles actuels des méthodes d’étude et de conservation du patrimoine peuvent aborder des situations complexes et, ce faisant, tenter de faire dialoguer art et société, histoire et mémoire, matériel et l’immatériel.
Sébastien Clerbois (co-directeur du CReA-Patrimoine), Denis Derycke, Henry-Louis Guillaume, Arnaud Schenkel et Nicolas Paridaens